La Servante écarlate

Publié le 10 mai 2024 à 08:45

On l'appelle Defred. Quoique son nom, dans la machine normalisatrice qu'est devenue la société de Gilead, n'ait plus aucune importance. Ni sa personnalité. Aux yeux des fanatiques qui ont édifié le système, seul compte son ventre.
Dans ce monde clos à coup d'interdictions, de persécutions et de diktats religieux, la maternité est réservée aux Servantes, réduites à cette seule fonction. Sinon, c'est la déportation dans les colonies irradiées où croupissent les Antifemmes, bêtes noires du régime. Alors Defred se contraint à la soumission. Lutte pour oublier qu'elle était libre, autrefois, dans un pays qui s'appelait encore l'Amérique...
Un réquisitoire sans appel contre tous les intégrismes ; la peinture, implacable et minutieuse, d'un monde qui pourrait être le nôtre

 

Margaret Atwood, 1985 - Traduction de Sylviane Rué

Editions Robert Laffont (Collection Pavillons Poche)

 

Dystopie et flux de conscience

 

Découvrir un classique dont tout le monde a déjà entendu parler, c’est entrer dans la lecture chargé.e d’une certaine appréhension. L’œuvre sera-t-elle à la hauteur de sa célébrité et des attentes qui en découlent ? Comment apprécier l’écriture en mettant de côté les préjugés ? Pour ma part, je connaissais, en plus du roman originel, le renom de la série qui l’adapte, j’avais entendu parler de sa violence, j’avais déjà en tête cette histoire de « servante », d’esclavagisme sexuel, reproductif à l’encontre des femmes dans une dystopie profondément patriarcale. Mais entre les on-dit d’une série que je n’ai pas vue et l’histoire racontée par Margaret Atwood, mes attentes et mon intérêt de lectrice furent bien plus que captivés.

 

L’intelligence de l’écriture de Margaret Atwood réside, pour commencer, dans le choix d’une narration non linéaire. Jouant sur plusieurs chronologies qui s’entrecroisent et se répondent, l’autrice et sa narratrice prennent le temps qu’il faut pour mettre en place les enjeux, les règles et les conséquences de cette dictature de la reproduction. En effet, puisque tout se passe à travers le prisme de l’héroïne, c’est à travers son quotidien, ses souvenirs et ses réflexions, que l’on découvre petit à petit l’envers du décor, la mise en place progressif d’une répression violente à l’égard des femmes, par un groupe d’extrémistes religieux qui ne sont en réalité jamais frontalement nommés. Les réponses historico-fictionnelles ne sont données qu’en épilogue du roman, lors d’une conférence imaginaire sur la République de Giléad – nom qui n’est jamais mentionné par la narratrice.

 

Mais l’ampleur de la violence de cette République dictatrice et dystopique ne réside pas dans son récit historique et explicatif, mais bien dans le quotidien décrit par l’une de celles qui en fait intégralement partie. Cette violence est dépeinte par bribes sous de nombreuses formes : le mur des Pendus, prétexte pour apporter des précisions sur la politique répressif du gouvernement religieux – la cérémonie de l’accouplement, où la violence est silencieuse, soumise, cruelle – l’interaction entre Defred, l’héroïne, et les autres personnages, occasion pour les lecteurices de découvrir les différentes castes de la société, qui renforce les séparations sociales, la discrimination, la violence de la hiérarchisation. Parmi les souvenirs de la narratrice, il y a le Centre rouge, où les futures servantes sont endoctrinées, battues, poussées dans les retranchements de leur morale et leurs valeurs, perdant ainsi jusqu’à leur nom pour se résoudre à leur statut de femme-objet, « réceptacle ».

 

La narratrice fait partie de ces femmes résolues, résignées. En cela, Defred se revendique presque comme anti-héroïne, quoique le mot soit trop connoté. En réalité, elle est plus que cela. Son récit est, pendant une grande partie du roman, guidé par un pessimisme quasi permanent – le personnage a accepté son sort, ne voyant de véritable issue libératrice que dans la possibilité du suicide. Il y a un certain fatalisme dans ses propos : Defred n’est pas une résistante, mais une femme en lutte permanente pour sa survie – et par extension, l’espère-t-elle, pour celle de ses proches dont elle est séparée. Ce n’est pas de son propre chef qu’elle entre peu à peu dans l’illégalité, mais par l’intervention extérieure d’autres personnages. Sa seule entorse au pessimisme : Nick, ce personnage qui représente, dans sa relation avec Defred, l’incarnation de la nature humaine, de ses besoins et ses envies, qui dépassent de loin la nature biologique que tente d’imposer la dictature giléadienne. L’amour et le bonheur, contre la simple reproduction et l’asservissement. Néanmoins, elle le rappelle à maintes reprises, ses actions et ses choix ne sont pas politiques. Cela, elle le réserve pour son monologue intérieur.

 

L’on arrive alors à la qualité de l’écriture de Margaret Atwood. Le récit fragmenté, qui alterne entre réflexions, description quotidienne et souvenirs du personnage, est mû par ce qu’on appelle le « flux de conscience ». Il s’agit d’une technique d’écriture, associé d’abord à Virginia Woolf et par extension au genre du Nouveau Roman, qui cherche à transmettre le point de vue cognitif d’un individu en donnant l’équivalent écrit du processus de la pensée. Dans La Servante écarlate, Defred est enfermée dans un éternel présent où les distractions lui sont interdites, où tout se ressemble, tout est orchestré et surveillé ; ses pensées et son passé deviennent alors le seul échappatoire possible. Chaque lieu qu’elle reconnaît, chaque détail de l’environnement qui l’entoure, est un prétexté à l’écoulement de sa pensée, ses réflexions et ses souvenirs. La narration dépasse le cadre politique, restant profondément personnelle par son caractère contemplatif, nostalgique, mélancolique. Et c’est grâce à ce flux de conscience que le personnage nous est présenté, progressivement, comme incarnant une autre forme de courage que celui du héroïsme idéal. Sa révolte et son bouillonnement intérieur sont bien présents, ne trouvant le moyen de s’exprimer librement que dans sa relation avec Nick.

 

Le récit de La Servante écarlate est riche de clefs de compréhension, je pense n’en avoir effleuré qu’une partie. On pourrait revenir sur la fin ouverte ou le chapitre final, qui, s’il donne des clefs de compréhension de l’univers, semble parfois porté un discrédit au personnage de Defred que l’on a appris à aimer et à connaître. On pourrait s’attarder davantage sur les autres personnages, le Commandant, Serena Joy, Moira, … Mais pour l’heure, j’en resterai là, et je vous laisserai l’occasion de vous faire votre propre avis. Il me tarde de découvrir la suite – toute récente – que nous propose Margaret Atwood avec Les Testaments.

 

Pour en savoir plus sur le roman, son contexte d’écriture et le genre littérature dans lequel il peut s’inscrire, voici quelques sites qui m’ont servi pour l’écriture de cet article :

Pour aller plus loin : le roman a été adapté à de nombreuses reprises sous diverses formes

- au cinéma par Volker Schlöndorff (1990)

- en opéra par Poul Ruders

- en ballet par le Ballet royal de Wiinipeg (2013)

- et sûrement l'adaptation la plus connue, la série de Bruce Miller (depuis 2017)

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