Le Secret des Deverill

L'Irlande, paysage état d'âme

Quand on parle de "romanesque", au-delà de simplement se référer à tout ce qui a trait au roman, on peut se tourner vers une définition que propose Albert Camus dans son essai L'Homme révolté : "on a toujours considéré que le romanesque se séparait de la vie et qu'il l'embellissait en même temps qu'il la trahissait. La façon [...] la plus commune d'envisager l'expression romanesque consiste donc à y voir un exercice d'évasion". Le romanesque fait souvent appel au sentiment, à l'imagination, au rêve. Il y a là quelque chose qui s'empare de la réalité et qui la transcende. Et c'est en effet ce qui se produit dans les lignes de Santa Montefiore : le premier tome des Filles d'Irlande s'ancre dans la réalité tourmentée d'une époque en transition, et fait de cette réalité un terrain de jeu miné pour l'émancipation de ses personnages, avec une touche de fantaisie mystérieuse et envoûtante.

Le coeur central du Secret des Deverill est indiscutablement l'Irlande. Une terre aussi vaste que mystérieuse, chargée d'histoires, de secrets, de magie. C'est autour d'elle et de son attrait - dont on reparlera plus tard - qu'évolue les personnages du château Deverill. L'histoire est dense, ils sont donc nombreux, très distincts les uns des autres, et dépeints avec toute la complexité de la nature humaine. Mais ceux qui nous restent en mémoire, ce sont les femmes. Trois générations gravitent autour de ce château, de son héritage et de ses secrets ; trois générations symbolisant à la perfection le passage douloureux d'une époque à l'autre. L'opposition violente de Kitty à sa mère, Maud, même si elle réside sur bien d'autres aspects, est le reflet évident de la déchéance du monde aristocratique. Mais à nouveau, nous en reparlerons. Les personnages féminins prennent une place majeure dans le déroulé des différentes trames. A une époque où leurs droits et leur statut sont considérablement réduits, elles portent une voix hautement féministe et émancipatrice. Chacune, malgré leurs différences, réaffirme sans cesse son importance dans une société masculine et patriarcale. Menées par leurs désirs, leur volonté à toute épreuve, leurs idéaux et leurs capacités, elles s'érigent toutes ou presque à la hauteur de figures féminines et féministes.

L'émancipation de ces femmes à l'orée du XXème siècle s'apparente à une métaphore de tous les changements que subissent les sociétés occidentales, et l'écriture de Santa Montefiore reflète parfaitement cette idée. En effet, en choisissant de suivre le parcours de Célia, Kitty et Bridie, toutes trois nées en 1900, elle crée un parallèle évident entre leur évolution, et celle de leur époque. Les trois jeunes, notamment Kitty et Bridie pour la première partie du roman, sont en transition puisqu'on les suit lors de leur passage de l'enfance à l'âge adulte, passage qui recèle son lot de questionnements, de découverte de soi et de l'autre, d'éveil à la chair et au sentiment. Et en parallèle de leur entrée dans la vie d'adulte, le siècle et son époque entrent dans une phase de remises en question, de guerre contre l'autre, de perpétuelle interrogation et introspection, sur les moeurs, les relations, les classes (la fameuse déchéance aristocratique dont Maud paie les frais), ... La présence de réflexions politiques renforce ce parallèle (les discussions des personnages sont un écho de ce qui se passe partout ailleurs). L'Histoire s'entremêle constamment à la fiction, faisant du roman une véritable peinture sociale.

La plume de Santa Montefiore, et la traduction qu'en font Dominique Haas et Stéphanie Leigniel, font du support écrit un véritable tremplin pour la construction des personnages. L'écriture est éminemment visuelle et quasi cinématographique. Chaque décor transporte avec lui un imaginaire chargé de sensations, émotionnelles comme perceptibles, qui ont par ailleurs une influence considérable sur le caractère des personnages. Les paysages, notamment ceux de l'Irlande, deviennent presque des "paysages états d'âme" - une notion propre à la poésie romantique, je vous laisse quelques liens plus bas pour en savoir plus :) . En effet, sans entrer dans une écriture poétique ou lyrique, les émotions des personnages, leur évolution, leur appréhension de la société qui les entoure, beaucoup d'états d'âme ou d'états moraux passent par le paysage, ou sont influencés par le paysage - d'où l'importance de l'Irlande, qui occupe une place centrale dans la narration, dialoguant en permanence avec les personnages, devenant presque elle-même un personnage à part entière, à travers ses fantômes et ses esprits.

Tous ces éléments soutiennent de près ou de loin la trame du Secret des Deverill, dans sa densité et sa complexité. Entre les remises en question, les renversements de valeur, les rebondissements et les relations qui se tissent entre les personnages, Filles d'Irlande aborde une multitude de thématiques, crée des parcours cohérents mais sans cesse surprenants, et laisse planer au-dessus de Kitty, Bridie, Jack, Harry et tous les autres, une sorte d'épée de Damoclès, de fatalité qui les pousse inéluctablement à se rejoindre au pied de leur point de départ. Confrontés soudain aux changements de chacun, leur destin semble reposer sur le château déchu, et sur l'Irlande, leur terre de toujours. Le mystère et le fantastique, très légers et disséminés çà et là tout au long du récit, sont le point d'orgue de ce premier tome, ne faisant que renforcer son suspens, et la hâte du suivant.

A paraître : Tome 2, Les Héritières de Deverill (décembre 2024) - Tome 3 (juin 2025)

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