L'adaptation au théâtre

Publié le 1 avril 2023 à 17:18

"Traduire c'est trahir" nous dit Du Bellay. Ici on ne parle de traduction mais l'idée reste la même. L'adaptation au théâtre consiste à transposer un texte écrit en un matériau scénique. On passe en quelque sorte d'une langue à une autre, d'une langue textuelle à la langue scénique. C'est aussi le passage d'une identité à une autre, un infléchissement de forme et de contenu : dans sa définition même, l'adaptation implique donc une trahison. Même avec la plus grande fidélité à l’œuvre de départ, le nouveau format entraîne irrémédiablement la création d'une œuvre nouvelle. Comment en vient-on à créer cette œuvre nouvelle ? Jusqu'à quel point l'adaptateur peut-il se permettre de s'éloigner de l’œuvre dont il se sert ?

 

Adapter implique-t-il nécessairement de trahir ?

 

De manière purement formelle, le passage d'une œuvre à une autre implique nécessairement transformation : c'est ce qu'on appelle le travail dramaturgique. La dramatisation est l'adaptation d'un texte romanesque, épique ou poétique, en un texte dramatique ou un un matériau pour la scène. C'est donc une adaptation qui répond à des mécanismes dramatiques. Si un metteur en scène, ou même un dramaturge, choisit d'adapter un roman, il se voit bien sûr contraint par l'écriture. En effet, l'écriture théâtrale respecte des règles très spécifiques : les didascalies, les répliques, les noms des personnages, la structure en acte, ... Adapter un roman, c'est le mettre en dialogue, c'est donner l'importance à ce qui est dit dans ce roman. En adaptant, on peut d'ailleurs simplement choisir de ne garder que les dialogues présents dans le roman, et de transformer les passages de descriptions en didascalies, voire même de les supprimer. Le théâtre accorde une grande importance aux dialogues, puisque c'est presque uniquement à travers eux que l'histoire est racontée (c'était notamment vrai dans les tragédies classiques). Dans le cas des Palmiers sauvages par exemple, Séverine Chavrier choisit d'adapter un roman de William Faulkner dans lequel les dialogues sont très peu nombreux : elle a dû nécessairement ajouter des répliques en plus pour pouvoir faire de ce roman une pièce de théâtre. Mais l'adaptation, et donc la trahison formelle, peut aussi se retrouver dans d'autres cas de figure. Un dramaturge peut choisir d'adapter une œuvre ancienne, et de la moderniser, notamment dans son langage. C'est le cas de l'Antigone d'Anouilh, qui s'éloigne de beaucoup de l’œuvre de Sophocle : ce n'est pas la même époque, ce n'est pas le même public, le langage n'est donc pas le même. 

 

Le théâtre ne se spécifie évidemment pas uniquement à son écriture particulière. C'est aussi et avant tout "le lieu où l'on regarde" (theatron en grec). Il est pensé pour être mis en plateau. Ici, on trahit les mots pour les donner à voir : c'est le travail de théâtralisation, qui répond à des techniques de jeu et de mise en scène. Les mots (les dialogues/ répliques, les descriptions/ didascalies) sont mis en voix et mis en plateau. Pour le cas d'un roman adapté en pièce de théâtre, la trahison est nécessaire : les descriptions, les passages d'un lieu à un autre, les sensations, tout doit être adapté, réduit à la scène. De plus, les descriptions passent des mots aux objets, aux décors : elles passent de la langue textuelle à la langue scénique. Les descriptions d'un roman appellent l'imagination du lecteur ; sur un plateau de théâtre, les décors sont directement donnés à voir au spectateur. Tout est pensé pour le spectateur. On ajoute à cela tout le travail de lumière, de sons. Les personnages sont mis en corps et en mouvements, ils ne sont plus dans notre imaginaire, ils sont là, devant nous, sur scène : le texte devient spectacle vivant. Même dans le cadre de l'adaptation d'une pièce de théâtre, une grande liberté de mise en plateau est accordée au metteur en scène, qui peut laisser libre cours à son interprétation et à sa créativité.

 

L'adaptation d'une œuvre, c'est la création d'une œuvre nouvelle. C'est la manière par laquelle un dramaturge / un metteur en scène vient apporter un regard nouveau sur le matériau originel : c'est donc, d'une manière ou d'une autre, une trahison. Toute la question réside dans le degré de fidélité à l’œuvre que l'on adapte, degré qui dépend de la volonté du metteur en scène. Jusqu'où le théâtre peut-il se détacher de son matériau initial ? Selon Antoine Vitez, le théâtre n'a pas de limite dans sa liberté d'adaptation. Dans ses propos, il souligne que le théâtre est un "voleur" : "c'est quelqu'un qui prend son bien partout où il le trouve, et qui prend des objets qui ne sont pas faits pour lui et les met en scène". C'est aussi dans ce sens que le théâtre est un traître, car il est totalement libre dans ses choix. La trahison du théâtre est un élément essentiel, nécessaire pour que l'adaptateur puisse laisser libre cours à son interprétation, à son expression artistique, à sa singularité. C'est une trahison des mots, qui n'empêchent cependant pas de rester fidèle à l'esprit d'origine (Antoine Vitez). Dans la mise en scène des Femmes savantes, Macha Makeïeff garde l'idée que la pièce se moque justement de ces femmes savantes. C'est cette idée de garder l'esprit de l’œuvre d'origine qui est essentielle à la distinction entre trahir une œuvre et y rester fidèle. Néanmoins, l'adaptateur reste très libre dans ses choix. Il reste libre de se contraindre au matériau de base ou à s'en détacher pour créer quelque chose de nouveau. L'adaptation est une transformation, qui est à la fois "même" et "autre" (Murielle Plana). 

 

Références : Le Théâtre des idées, Antoine Vitez

Romans, Théâtre, Cinéma, Adaptation, Hybridation, Dialogue entre les Arts, Murielle Plana

Les Palmiers sauvages, Séverine Chavrier (voir rubrique "Théâtre")

Antigone, Jean Anouilh - Sophocle

Les Femmes savantes, Molière, mise en scène par Macha Makeïeff

 

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